La Corse, île des Justes ?

Dossier n°

La Corse, île des Justes ?

 

 

 

 

 

 

Le village de Canari

 

 

 

Sur la place du village de Canari, Jean Wohl était venu dire ce jour-là « sa fierté de la Corse », cette terre à lui, étrangère, mais qui l’avait accueilli et caché, enfant, durant la Seconde Guerre mondiale, permettant que ni lui ni sa famille ne soient jamais déportés.

Il se rappelle y avoir même appris le Corse avec les autres gamins et s’excuse de l’avoir oublié aujourd’hui. Tant d’années ont passé, l’essentiel est demeuré : la mémoire de l’hospitalité et de la solidarité dans le malheur, deux valeurs essentielles dans la culture corse.

C’est un fait historique peu banal et que bien peu de Français connaissent sans doute que Clémentine et André Campana relatent dans ce documentaire que France 5 ne diffuse qu’en deuxième partie de soirée ce dimanche : oui, la petite île de Corse a été le seul département français durant les années noires de l’Occupation qui n’a arrêté ni déporté de Juifs. Mieux, elle les a accueillis, cachés et protégés, des autorités de Vichy d’abord, dont on a pu mesuré le zèle ailleurs, des troupes italiennes ensuite, débarquées en masse en novembre 1942 (quelque 85 000 hommes quand même) lorsque l’Allemagne nazie envahit la Zone libre, puis des Allemands eux-mêmes (près de 14 000 soldats en renfort) dont la Corse se libèrera seule, là encore, et la première de tous les départements français, le 5 octobre 1943.

Et pourtant, nombre d’entre eux y avaient cherché refuge très tôt, juifs français ou étrangers comme ces familles entières venues d’Allemagne ou d’Autriche se cacher à Porto et Ota, que les Corses, ironie du sort, appelaient entre eux familièrement « les Boches ». Ailleurs, on les surnomme aussi « les touristes » : ce sont des Juifs qui ont fui, la plupart, la Syrie ou la Palestine ottomane en 1916, refusant de se battre dans les rangs de l’Empire turc. Et des touristes, par définition, ça ne concerne pas les recensements administratifs… Partout, les enfants sont scolarisés, intégrés au Village, entité emblématique en Corse. Et quand en août 42, Vichy réclame via le Télégramme 12 520 que les « opérations de ramassage » des Juifs étrangers commencent, « les Boches de Porto et d’Ota « tout comme les «touristes-apatrides » disséminés aux quatre coins de l’île ne seront ni dénoncés ni arrêtés, mais protégés par toute une population et son administration, police et gendarmerie inclues, jusqu’à leurs fournir de faux papiers turcs… Joli témoignage que celui de Jacqueline Casanova du village de Chera toujours aussi émue à la lecture de la lettre de Benjamin Zaoui, caché durant des années avec sa famille par le grand-père de Jacqueline, dont le sens de l’hospitalité laisse aujourd’hui songeur : « Ici, vous serez chez vous et vous ne mourrez de faim sans doute qu’après nous », avait-il annoncé à la famille Zaoui en les accueillant chez lui. Durant tout le conflit, on ne portera pas l’étoile jaune en Corse.

Cette insoumission populaire, naturelle allais-je dire, est aussi accompagnée voire encouragée par l’action et le courage d’un homme trop oublié : celui de Paul Louis Emmanuel Balley, Préfet de Corse de 1940 à 1943, dont l’attitude d’insubordination passive va être remarquable d’efficacité. Il n’en sera pas moins limogé après guerre pour avoir servi un régime rétrospectivement honni. Le recensement des populations juives étrangères qu’il transmet à sa hiérarchie en 42 est un modèle du genre : 146 noms, pas un de plus, pas un enfant, et tous sont français. Circulez, il n’y a rien à voir ! Seule exception à ce sauvetage de masse, sans que l’on s’en explique encore les raisons, un juif tchèque qui sera déporté à Sobibor.

Pourtant, comme le rappellent plusieurs intervenants, il y eut aussi des collabos en Corse et même un parti d’extrême droite lié à une droite nationaliste ainsi qu’aux bonapartistes ajacciens, « des costauds, plutôt virulents ». Mais ce qu’il ressort de ces témoignages successifs, c’est la particularité de cette « mentalité corse » qui, au long des siècles, a toujours su accueillir les perdants de l’Histoire. Les Juifs chassés d’Espagne par Isabelle La Catholique notamment (1492), et qui viendront en masse contribuer à fonder des villes comme Ajaccio ou l’Ile Rousse. Beaucoup de ces exilés finiront par faire souche sur l’Ile de Beauté, abandonnant même leur religion. Les traces en sont encore visibles dans les patronymes de certaines grandes familles de l’Ile, les Giacobbi, Simeoni, ou encore Zuccarelli, par exemple. Mieux, ces parias de l’Histoire trouveront en Corse des hommes prêts, en 1755, alors que cela n’existe nulle part ailleurs, à offrir aux Juifs le 1er statut de citoyens à part entière : Pascal Paoli n’a qu’une trentaine d’années quand il rédige la première Constitution libre de l’Histoire qui inspirera, dans peu de temps, la première Constitution américaine et bien d’autres tentatives démocratiques plus ou moins réussies dans cette Europe des Lumières.

Une polémique a surgi récemment quant à la possible inscription de la Corse tout entière au Mémorial des Justes parmi les Nations pour la protection qu’elle a accordée aux Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Les Corses dans leur ensemble n’en demandent pas tant et ce serait omettre ceux dont l’action fut bien moins exemplaire.

« Ici, rappelle, Henry Parsi, on aide et on cache le persécuté, hier comme aujourd’hui, que ça plaise ou que ça ne plaise pas, les Corses sont ainsi faits et ce n’est pas prêt de changer».

 

Brigitte Thévenot

source:http://www.crif.org/tribune/la-corse-%C3%AEle-des-justes/36168 du 08/04/2013